Rendez-vous en terre inconnue

Antoine Séjourné, enseignant-chercheur à l’Université de Paris-Saclay, mène une partie de ses recherches dans un lieu hors du commun : un site proche de Syrdakh, un village Yakoute en Sibérie. Mais, qu’est-ce qui peut bien l’attirer dans cette région hostile et isolée, à plus de 10 heures de vol de la France ? La réponse se trouve dans le sol …

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Rendez-vous en terre inconnue avec Antoine Séjourné

La Yakoutie, ou République du Sakha, est une vaste région de Sibérie orientale en Russie. Ce territoire abrite le village le plus froid au monde, Oïmakon, où la température, en 1938, a baissé jusqu’à moins 77°.

Alors pourquoi Antoine Séjourné qui mène ses recherches au laboratoire GEOPS sur le joli et tempéré campus d’Orsay en Essonne (91) effectue des séjours réguliers dans ces lointaines contrées glaciales et glacées ? Parce qu’il y étudie son pergélisol (ou permafrost, en anglais). Le pergélisol est un sol qui demeure gelé en permanence pendant au moins deux années consécutives, mais souvent depuis plusieurs centaines voire milliers d’années. Environ un cinquième des terres émergées sont constituées de pergélisol dont l’épaisseur varie de 20 centimètres à plusieurs centaines de mètres. Au-dessus se retrouve la couche active du sol qui varie de 0,5 à 2 mètres et qui gèle et se dégèle en fonction des saisons. Or ce qui préoccupe le chercheur est que ce pergélisol pourrait être déstabilisé par le réchauffement climatique qui augmente son dégel.

Une bombe à retardement ?

En quoi est-ce problématique ? Parce que le pergélisol dissimule un secret intime un peu effrayant : il renferme deux fois plus de carbone qu’il n’y en a dans l’atmosphère. 1 500 gigatonnes de carbone se cacheraient ainsi dans le pergélisol.

Or le carbone (CO2) est un gaz à effet de serre qui contribue au réchauffement climatique. S’en suit alors un cercle vicieux qu’on appelle aussi boucle de rétroaction : le réchauffement climatique entraîne la fonte du pergélisol, qui relâche du CO2, qui renforce le réchauffement climatique, qui en retour accélère la fonte du pergélisol…De plus, le CO2 n’est pas le seul gaz à effet de serre que peut produire le pergélisol dégelé. Le carbone est une source de nourriture importante pour les bactéries qui vivent dans cette terre. En assimilant ce carbone, les bactéries peuvent produire du méthane, un autre gaz à effet de serre deux fois plus destructeur que le CO2.

La question du pergélisol est récente et sa dynamique encore mal connue. C’est pourquoi la recherche menée par Antoine Séjourné et ses collègues pour l’étudier et l’impact du réchauffement climatique est cruciale. Analyser le présent pour comprendre le passé et prédire le futur. Parmi les différentes techniques mises en oeuvre par Antoine, il y a d’abord l’analyse géomorphologique de son site d’étude : un secteur de 50 mètres carrés à flanc de forêt dans un ancien champ. En gros, il lit le paysage ! Il peut faire cela car la fonte des pergélisols laisse des traces bien visibles : de petites buttes appelées polygones encadrant de multiples lacs. Le quadrillé formé par ces petites buttes est similaire à celui que l’on peut observer dans la boue lorsqu’elle sèche trop. Les polygones sont formés par des cycles de gèle répétés sur des milliers d’années. En gelant, le sol se fracture et une couche d’eau le pénètre lorsque l’été revient. Celle-ci va geler à l’hiver suivant, il y aura de nouveau un bris, et de l’eau colmatera cette fissure. Ce cycle se répète sur plusieurs centaines d’années. Le pergélisol est donc gorgé de glace. En moyenne, il y a 70 à 80 % de glace dans le pergélisol, ce qui explique la formation de lac lorsque celle-ci fond.

Evolution d’un terrain sur plusieurs années. On voit d’abord les polygones, puis l’affaissement vers un milieu aquatique.

Grâce à un drone, le chercheur peut survoler cette zone et prendre des milliers de photos dans plusieurs angles. Ces images, une fois traitées sur un programme spécialisé, permettent de reconstruire en 3 dimensions son site de recherche. Ainsi, il peut en étudier les reliefs et voir comment ils changent au fil des années.

La fonte du pergélisol se remarque aussi via les effondrements du sol et les glissements de terrain, aussi appelés thermokarst. Antoine compare ce phénomène à la construction d’un château de sable à la plage. Celui-ci peut garder sa forme même si l’eau en est retirée car elle compose un pourcentage minime de la structure. Inversement, comme l’eau gelée compose 70 à 80 % du pergélisol, si celle-ci est retirée, le sol s’écroule. Les bâtiments comme les routes ne sont pas épargnés, et au bord de la forêt, on peut observer des « arbres ivres », nom que l’on donne aux arbres qui sont tombés à cause du thermokarst.

Il y enregistre aussi la température du sol au fil de l’année en forant un trou puis en y insérant une sonde thermique, et la température extérieure est relevée grâce à des stations météorologiques. Plusieurs autres facteurs sont analysés : la topographie du fond des lacs, la composition en carbone et les communautés bactériennes de l’eau et de la terre, etc. Cette fonte dévoile aussi, lorsqu’on est chanceux, des os de mammouth et des reliques de la préhistoire. Cela permet aux chercheurs de dater approximativement le segment de pergélisol liquéfié.

Si on découvre ces reliquats datant de milliers d’années, on peut aussi faire un parallèle avec d’autres débris qu’on peut y retrouver. Tous les êtres vivants, des animaux aux plantes en passant par les microorganismes, sont composés de molécules à base de carbone. Le carbone est le squelette du sucre comme du gras, et il fait même partie des membranes bactériennes et des cellules humaines. Dans ces sols gelés, il y a donc du carbone emprisonné provenant de plantes et d’animaux morts il y a des milliers d’années. C’est pour cette raison que le pergélisol est considéré comme un réservoir de carbone.

Ces racines de plantes gelées depuis des centaines ou des milliers d’années constituent des réservoirs importants de carbone.

Des collègues d’Antoine, Frédéric Bouchard et François Costard du laboratoire GEOPS, tentent donc de comprendre comment ce carbone sera relâché dans l’atmosphère. Est-ce que les plantes environnantes le réutiliseront ? Est-ce que les bactéries du sol et de l’eau le transformeront en CO2 ou en méthane ? En comprenant le mécanisme de relargage du carbone, il sera plus facile de prédire l’impact de la fonte du pergélisol sur le réchauffement climatique.

Des conditions de travail particulièrement rudes

Il faut des chercheurs courageux pour entreprendre l’étude du pergélisol. Dans cette région éloignée, il n’y a pas que le pergélisol qui est problématique : il y a aussi les moustiques et la température. Et bien qu’on puisse se protéger du premier, lorsqu’il pleut trop on ne peut pas remettre les expériences au lendemain car chaque jour de ce court séjour compte ! Il faut affronter l’humidité et les routes boueuses, et déjeuner sous l’averse. Heureusement, l’équipe française a des collègues au Melkinov Permafrost Institute et ils peuvent compter sur leur équipement, ce qui simplifie le séjour. Et le plat de résistance de cet équipement est le vieux véhicule tout-terrain russe qui peut affronter les routes accidentées de la Yakoutie.

La bonne entente est une priorité pour le déroulement du séjour. Pendant 10 jours, ils dorment à 6 ou 8 dans une pièce louée dans une petite maison appartenant à un couple retraité. S’il fait froid, il est impossible de prendre une douche. Ils peuvent se laver avec des lingettes, mais comme mentionne Antoine : « On ne lave pas la crasse, on l’étale. » Entre le manque d’intimité et le stresse de la température et de l’équipement qui brise parfois, tous les membres de l’équipe doivent faire preuve de patience et participer aux tâches communes.

Petite chambre partagée par les chercheurs lors de leurs séjours en Yakoutie.

Malgré ces obstacles, ces voyages en Sibérie donnent lieu à de multiples péripéties. Entre les aurores boréales et le dépaysement, il y a aussi les Yakoutes, un peuple accueillant et chaleureux. Les habitants y parlent le Russe comme le Yakoute, une langue qui ressemble au turc. La Yakoutie est une République Russe aussi appelée République de Sakha, et sa capitale compte 3 millions d’habitants. Le peuple ressemble aux communautés Inuits du Nunavut et ont à cœur des traditions shamaniques encore bien présentes dans la population.

Quand ils y sont, Antoine Séjourné et ses collègues vulgarisent ce qu’ils font auprès d’une école Yakoute. Ils y ont même installé une sonde thermique pour montrer aux élèves comment ils enregistrent la température du sol lors de leurs études. Comme quoi il n’est jamais trop tôt pour sensibiliser les gens à la problématique du pergélisol. En Yakoutie, il est estimé que la température moyenne s’est réchauffée de 3°C aux cours des dernières années, ce qui augure mal pour le pergélisol. La recherche qu’y mène Antoine et ses collègues est cruciale à la compréhension des impacts des changements climatiques sur ce sous-sol préhistorique. Via de multiples activités de communication, il tente aussi de sensibiliser de plus en plus de gens à cette cause. Il faut espérer que les multiples cris d’alarmes de la communauté scientifique au sujet du réchauffement climatique soient non seulement entendus, mais écoutés. Sinon, on risque d’allumer la mèche de cette bombe latente.

Vous en voulez plus ? 

Cliquez ici pour voir le projet Diagonale Paris-Saclay sur les échanges culturelles et scientifiques entre l’école du village de Sibérie et deux écoles de Chatenay Malabry et ici pour le blog associé !

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